Texte du jour 6 octobre 2022

Je le regardais, il était beau, en plus il était bien habillé, à mon goût, mais au-delà de ces signes extérieurs, son charme, sa manière de bouger presque animale, avec des mouvements lents et pourtant plein d’assurance, sa voix rauque, son souffle embaumé de quelque chose de chaud, du tabac ou du cuir, alors qu’il ne fumait pas, son rire ravageur, ses yeux aux pattes d’oie charmantes et ses tempes déjà grises, tout cela participait à m’émouvoir, à m’émouvoir non comme une projection sentimentale, mais à m’émouvoir sexuellement, dans mon ventre, autour de mes seins, dans mon sexe, dans ma gorge resserrée. J’éprouvais du désir envers cet homme. Et comme cela faisait longtemps que ça ne m’était arrivée, j’étais plutôt surprise, surprise par moi-même et mon émoi soudain. Je n’avais pas envie de mettre en pièce ma vie sentimentale, ma vie de couple, bien organisée, avec ses hauts et ses bas, mais garante de l’amour malgré tout. Non, j’avais envie d’une nuit de folie, et encore quand je dis d’une nuit, c’était peut-être beaucoup imaginer, j’avais envie d’un moment où je pourrais être nimbée de la chaleur de sa bouche et découvrir le grain de sa peau et le laisser découvrir la mienne. J’imaginais les performances sexuelles, ses assauts, ses douceurs, ses hargnes. J’imaginais comment je pourrais le recevoir, même si je savais, qu’en tant que femme, c’était surtout mon imagination qui m’excitait et qu’en réalité, il serait bien possible que je sois totalement déçue par son grain de peau ou que je trouve son haleine soudain fétide et ses propos plutôt plats ou encore qu’il me baise comme un lapin. Évidemment de toute la soirée, je n’ai pas esquissé un seul geste qui aurait pu trahir mon émoi. Sans doute ai-je été su, sans doute suis-je devenue toute rouge à plusieurs reprises en le regardant ou en l’écoutant, comme une vraie jeune fille, mais il ne semble s’être rendu compte de rien, en tout cas, il n’en a rien montré et puis, quand la soirée a été terminée, il est reparti avec sa femme, comme il se doit. Quand il s’est penché vers moi pour me faire la bise, j’ai senti toute la chaleur de sa bouche m’envahir, je me suis inconsciemment concentrée sur le contact de la peau à la barbe naissante contre ma joue. J’ai vécu un instant d’intimité érotique avec cet homme sans que personne ne le sache, même pas lui.

 

Quand nous nous sommes revus, plusieurs mois après cette soirée, l’émoi sexuel que j’avais ressenti s’était totalement dissipé. La puissance, l’aura qui le nimbait s’étaient absentée, en plus j’étais fatiguée, ses gestes lents et plein d’assurance étaient devenus gauches et sans charme, son haleine sentait le whisky bon marché, il était mal habillé, il s’était teint les cheveux pour avoir l’air plus jeune. Ses belles tempes grises avaient disparu pour laisser place à un faux noir presque laqué, trop noir. Je le trouvais toujours charmant tout de même, malgré la teinture que je trouvais assez ridicule, mais ce sont davantage ses propos qui m’arrêtaient ou je devrais plutôt dire, nos propos. Il était drôle, spirituel, plein de bagout et d’expressions à l’emporte-pièce qui me ravissaient et qui m’incitaient à lui répondre sur le même registre. Nous échangions comme de vieux camarades. Notre connivence était franche et loyale. C’est presque s’il ne me tapait pas sur l’épaule comme il l’aurait fait à un vieux pote de bar. Plus la soirée avançait, plus son état d’ébriété avançait lui aussi. C’est alors qu’il me raconta qu’il était en émoi pour une demoiselle, présente également à notre soirée, une demoiselle de facilement vingt ans de moins que lui, belle, jeune évidemment, primesautière semblait-il, contente d’elle assurément. A l’écart dans la cuisine, il m’expliqua pendant près d’une demi-heure tout le charme qui lui trouvait et les affres dans lesquels il se trouvait depuis des semaines à chaque coup qu’il la croisait, ne dormant plus, son ventre réduit au désir. J’avoue qu’il chut un peu dans mon estime et que tout désir sexuel fut soudain refroidi. Je le trouvais bien cruel mais il ne s’en rendit pas compte, là aussi, encore une fois, comme quand il ne s’était pas rendu compte, plusieurs mois plutôt, qu’il ne m’était pas indifférent. Je décidai alors à m’en tenir à une franche camaraderie et nous trinquâmes toute la nuit à la santé de notre amitié.

 

Au fond, je crois que je l’aimais réellement. Je dis ça parce que j’ai continué à penser à lui souvent, sans faire quoi que ce soit pour essayer de le voir ou de le contacter, mais il est indiscutable que je pensais à lui, que sa présence m’accompagnait dans mon quotidien, malgré mon mari, malgré mes enfants, malgré ma vie bien organisée, j’étais moi-même surprise par les pensées qui me traversaient sans prévenir, qui me surprenaient au détour de la préparation du dîner. J’ai su, un jour, qu’il avait perdu son travail et, à nos âges, perdre son travail, n’était pas de bon augure. J’ai su qu’il postulait un poste dans une boîte dans laquelle j’intervenais depuis un moment. Par un concours de circonstance, j’ai vu son dossier sur le bureau du DRH qui était en lisse avec un autre dossier. Mine de rien, sans une once de balourdise et sans un faux pas, j’ai glissé quelques mots valorisants à propos de cette personne que cette boîte voulait engager, mais sur laquelle le doute était permis. J’ai dit des choses flatteuses sans trop en faire, bien à propos. J’ai tout de suite vu que mes propos étaient entendus. J’ai continué à intervenir dans cette boîte quelques temps et puis, un beau matin, alors que c’était une des dernières fois que je venais ici, je l’ai croisé dans le hall, tandis que je m’en allais. Il est venu vers moi tout naturellement, d’un air surpris, cependant, et il m’a dit, avec les sourcils en accents circonflexes, Tu bosses-là, toi ? J’interviens de temps en temps. Et toi, que fais-tu là, lui ai-je demandé ? Je viens d’être engagé, je bosse ici, un super poste. Ah, super. On se voit bientôt pour un apéro ? Avec plaisir, chère amie. Bien sûr, il n’a jamais su que c’était peut-être grâce à mes quelques mots flatteurs glissés au DRH qu’il avait obtenu le poste. Je l’avais fait, comme ça, d’instinct dirais-je, ou dans un souci d’amour désintéressé, juste pour qu’il lui arrive quelque chose de bien, qui lui ferait plaisir.