1 – On voit bien que je refuse de manger la part de galette que ma mère me présente. J’ai beau être la reine, le gâteau ne passe pas. Ma bouche est fermée, mon regard semble fixer l’horizon, têtu, buté, lointain. Je ne mangerai pas cette galette, c’est décidé. Ma mère sourit. On ne voit que son menton et sa bouche. Je porte la couronne et cet attribut ne semble pas me plaire non plus. Je reconnais les assiettes à dessert, que j’ai aujourd’hui chez moi. Ce sont des assiettes Gien représentant les cépages des différentes régions de France, avec une église ou un monument patrimonial, le tour est doré et le fond est blanc avec une sorte de frise de petits losanges en relief, qui creuse la céramique comme une dentelle. Ma mère porte une montre au poignet, une robe à motif fleuri sur fond noir, ses manches sont relevées. Son sourire et son menton ne marquent aucune crispation. Elle semble attendre patiemment que j’ouvre la bouche. Quel refus m’obstine tant ? Que se passe-t-il dans ma tête d’enfant de 3 ans ? Un homme tend le bras à côté de ma mère. Je ne sais pas si c’est mon père. Il porte également une montre et une chemise. Une flûte à champagne est pleine devant lui. La table est ronde. Ça se passe chez mes parents, c’est attesté par la présence des assiettes à dessert.
Cette épiphanie au sens chrétien, culinaire et philosophique me révélerait peut-être que je n’aime pas tellement les sens cachés ou que je n’aime pas la frangipane ou qu’un événement dont ma mémoire actuelle ne peut se souvenir m’a, a priori, un peu plus que chagriné. Ou que l’histoire des Rois Mages m’a déplu.
C’est étrange parce qu’aujourd’hui et depuis mes plus anciens souvenirs d’adolescente, la galette à la frangipane est un dessert que j’apprécie beaucoup et dont je fais bombance autour du 6 janvier de chaque année.
2 – Je reconnais le salon de mon enfance, à Louvres, dans le Val d’Oise, là où j’ai grandi.
J’ai 8 ans, bientôt 9. Je me souviens de ce papier peint au motif esquissé d’arbres, verts et marron, sur fond écru, de ce canapé vert en velours et même de ce pull tricoté par ma sœur de 13 ans mon aînée. Ma sœur est morte depuis plus d’un an, bientôt deux, quand j’écris ces lignes en mars 2024. Elle est morte d’un cancer des poumons. Je ne sais toujours pas où ses cendres ont été dispersées. Mon beau-frère refuse de me le dire. Ça me pose un problème. J’ignore pour quelle raison il a cette attitude. Il me dit « ça me concerne ». J’estime que ça me concerne également.
Je porte déjà des lunettes. J’en ai portées dès l’âge de 6 ans. À la première visite médicale de l’école primaire, les troubles de la vue ont été détectés.
Je tiens entre mes deux mains, sur les genoux de mon pantalon patte d’éph, à grosses côtes de velours, typique des années soixante-dix, un chaton. Mon enfance a été truffée de portées de chatons. Ma chatte Bibi a été une bonne mère jusqu’au bout. Ce fut le chat de mon enfance, une chatte noire, angora, très distinguée, même s’il y eut beaucoup d’autres chats et des chiens également et des oiseaux, des tortues d’eau, des hamsters, un lapin nain, « nono », qui prit rapidement la poudre d’escampette dans un enclos duquel il n’eut aucun mal à s’échapper en pleine campagne.
Mon visage sourit mais une crispation et une fixité s’y lisent déjà. Peut-être que le déclenchement de la photo était trop long. Ce qui expliquerait cette fixité. À moins qu’il ne s’agisse d’autre chose. On voit derrière le rideau tiré le plein soleil. Je me souviens de la rue de banlieue, depuis cette salle à manger, où, avec mon père, nous regardions passer le concorde qui décollait de Roissy-Charles-de-Gaulle.
3 – Un grand pas en avant m’amène à Saint-Malo. J’ai 20 ans. Je vis avec François. Ce sera le premier homme avec lequel je vivrai. Je vivrai 5 ou 6 ans avec lui. Originaire de Saint-Malo, nous y sommes en vacances. Ma tante paternelle nous a prêtés sa maison à Paramé, une commune limitrophe de Saint-Malo, aujourd’hui, en août 2024, rattachée à Saint-Malo depuis 10 ou 15 ans. Nous sommes venus avec la mère de François et son cocker, sans prévenir ma tante. Ma tante le saura, elle ne sera pas très contente. Je travaille déjà, je travaille chez Arte, comme secrétaire-assistance. François travaille dans les piscines de la Ville de Paris, comme guichetier. C’est comme ça que je l’ai rencontré, à la piscine Rouvet, dans le 19eme arrondissement de Paris, un été, tandis qu’en journée, je travaille dans une imprimerie, comme façonneuse, pour me faire des sous. François fait de petits trafics de revente de tickets, pour gagner trois francs six sous. Je ne veux rien savoir de tout ça. Je suis sérieuse. J’ai eu une éducation plutôt serrée où il m’a fallu de longues années avant de lever la tête dans la rue et de croiser les regards. Nous irons souvent à Saint-Malo, que ce soit à Paramé ou intra-muros ou même à Cancale. La journée, la plage, le soir, un bar de nuit qui mettra François sur la paille et nous fera redescendre dans la réalité économique sitôt de retour à Paris. À l’époque, nous habitons soit rue Saint-Blaise, dans le 20eme, au 71, il me semble, soit rue des Hautes-Formes, dans le 13eme. Ce sera notre dernier appartement. Je le quitterai devant une pizza.
Je lis un livre sur cette photo. Je porte des lunettes de soleil, un collier en argent avec mon prénom.
Il me semble que je pose. Je veux avoir l’air bon chic bon genre.
Je n’ai pas été heureuse avec François. J’étais trop jeune, lui avait huit ou dix ans de plus que moi et il avait trop pris de drogues et d’alcool pour avoir envie d’une vie de bourgeois-salariés.
4 -1997, c’est l’année où je quitte Arte pour me consacrer à l’écriture. Je rencontre Stéphane par l’intermédiaire de copines au salon du livre, porte de Versailles. La soirée sera mémorable, ce sera l’entente parfaite malgré nos étrangetés. Il quitte lui aussi son travail, le Crédit Lyonnais, pour se consacrer à l’écriture. Il habite à Levallois-Perret dans l’appartement de feu sa mère. J’emménage rapidement avec lui après avoir fait un voyage de 6 semaines en Indes.
On se drogue beaucoup. On fume des joints du matin au soir. On est complètement déconnectés de la réalité sociale. Notre vie est une vie d’écriture. Ce seront de belles années, comme tout le monde n’en a pas. Même si mon père mourra pendant cette période et me laissera un an couchée sur mon canapé, avec une aménorrhée et la télé, les livres et les joints pour compagnons.
La présence de ses morts à lui est très prégnante et il me faudra beaucoup lutter pour le conserver dans la vie. On fait beaucoup l’amour. Stéphane est très politisé et en même temps assez couard. Il a une logorrhée intarissable qui m’épuise et qui épuise quiconque l’écoute.
Je l’incite à vendre Levallois où il a deux appartements, pour s’installer à Paris. On vivra ensuite boulevard de Strasbourg à Château d’eau, jusqu’à ce qu’il me quitte. On vivra 8 ans ensemble et je le tromperai beaucoup les deux dernières années parce qu’il ne veut pas me faire d’enfant et que j’ai une écriture pleine d’égotisme, je vis des aventures pour les écrire. Ça marchera assez bien, mais ce mode est fatigant. Il faut vivre la nuit et écrire le jour.
Quand on se rencontre, je lui donnerai mon téléphone sans fil parce qu’il n’en a pas. C’est ce téléphone qu’on voit accroché à mon oreille sur la photo.
À cette époque, en plus d’écrire, je fais des photos. Stéphane m’obligera plus ou moins à renoncer à la photo en me critiquant beaucoup et en disant « On ne peut pas faire plusieurs choses en même temps, écrire ou photographier, il faut choisir ». Je trouverai ça stupide comme raisonnement, mais il aura raison de moi.
5 – Cette photo a été prise en 2012 au Mama Shelter, rue de Bagnolet. J’anime des ateliers d’écriture depuis 2004 et depuis 2007, je travaille pour le compte de la Mairie du 11eme. Je viens de monter mon premier et mon seul, à ce jour, en août 2024, festival de littérature de l’Est parisien. Il s’appelait « Motifs de déplacement ». Il n’y a eu qu’un épisode. C’est dommage compte tenu de la charge de travail que cela a représentée. L’année suivante, le festival aurait pu se poursuivre avec encore plus de partenaires, mais en étant plus que sous-payée, j’ai donc refusé, ce qui a été très mal perçu par les chargés de mission des mairies concernées à cette époque. Je ne suis pas en avant en tant qu’autrice dans ce festival et sur cette photo. Je suis conceptrice et coordinatrice. La femme que je regarde avec fascination, travaille pour moi ce jour-là. C’est Gaëlle Lebert, une comédienne (également metteuse en scène, autrice, féministe à fond la caisse, on se retrouve sur des scènes littéraires de temps en temps, c’est elle qui m’engage ou c’est moi qui l’engage. On se retrouve autour d’une table de temps en temps. Elle n’a pas réussi à lire le premier jet de mon dernier roman « Combats » ou « Bois », scriptible, elle s’est arrêtée page 35, ça m’a surprise parce qu’elle est bien plus puissante que moi et bien plus cultivée). Je suis accoudée au bar du Mama Shelter. C’est Laurent, mon 3eme compagnon et qui l’est toujours à ce jour, en août 2024, qui prend la photo. Je nous trouve belles sur cette photo. Le type derrière moi, c’est peut-être l’ancien mairie du 11eme, Patrick Bloche, devenu premier adjoint au mairie de la Ville de Paris en juillet 2024.
6 – Lisbonne 2014-2015. Je suis mère depuis quelques mois. Adèle est dans sa poussette bleue, qui sera volée dans la cage d’escalier de mon appartement du 251 rue Saint-Denis.
Je navigue chaque mois entre Lisbonne et Paris. Je mène une vie pleine d’aventures. Je mens beaucoup. J’ai une vie d’aéroports, d’allaitement dans les avions, d’otites à répétition de ma fille. Ma fille va à la crèche. J’écris toute la journée et je prends mes seins en photos. J’ai beaucoup aimé vivre à Lisbonne. Nous avions un grand appartement plein de lumière en face de l’Assemblée Nationale. Ce fut une parenthèse de 2 ans 1/2 hors du rouleau compresseur de ma vie parisienne.
7 – C’est une des rares photos de notre petite famille, nous trois, à Lisbonne, une des rares photos joyeuses. Notre couple a été très malmené au Portugal. D’une parce que l’arrivée d’Adèle a beaucoup secoué notre vie de couple Bobo parisien et de deux, parce que Laurent travaillait beaucoup et avait beaucoup de responsabilités et de pression.
J’ai du mal à reconnaître ma fille et pourtant, j’aime beaucoup son air décidé, son sourire, ses pansements sur les joues, ses anglaises, le fait qu’elle nous tienne tous les deux par le coup. Je la tiens cependant à distance de ma tête. C’était encore l’époque où en regardant ma fille, j’avais le pouvoir de transfigurer ses traits et de faire passer sur son visage les traits de quelqu’un à qui je pensais à ce moment-là. Il me suffisait de m’asseoir sur un banc et de la regarder tranquillement installée dans sa poussette pour voir apparaître les traits d’un ami comme s’il se fut agi de son enfant.
Laurent semble lui-même loin de son patronyme et de sa mère.
Moi, j’ai un teint affreux. Je me souviens que je me réveillais le matin avec l’impression d’une peau en carton.
8 – Cette photo a été prise quelques jours avant notre départ de Lisbonne et notre retour en France. Nous devions rester 3 ans, la société de Laurent devait développer, Laurent devait diriger 400 ingénieurs à employer. Le projet a capoter. Au bout de 2 ans 1/2, Laurent a été remercié. Il n’a pas perdu son emploi mais il a dû rentrer en France et il a dû reprendre un poste plus ou moins placardisé à Suresnes.
Je me souviens de cette soirée au « Punto Final », un restaurant sur la rive du Tage face à Lisbonne. On avait beaucoup ri ce soir-là. La photo nous montre d’ailleurs connivents et heureux, sous ce parasol, avec nos ballons de vin rouge.
9 – Cette photo a été prise en 2019, au fond d’un bar de la rue du faubourg Saint-Denis, à Paris, que nous fréquentions quand nous habitions rue Saint-Denis. Je me souviens, nous sortions de chez les parents de Laurent, dans le 12eme, qui m’avaient un peu pris le chou, et comme d’habitude, j’avais fermé ma gueule. J’avais entraîné de force Laurent au Sully. Et je dirais, à voir sa mine réjouie sur la photo, qu’il n’en a pas été mécontent.
Je porte un carré Hermès sinople avec des motifs champignons, acquis à Drouot, à l’époque où je fréquentais les salles des ventes.
10 – J’ai passé mon permis de conduire à 22 ans, mais comme j’ai une mauvaise vue et que j’ai rapidement eu quelques accrochages, je n’ai pas conduit pendant à peu près les 20 ou 25 ans qui ont suivi.
L’arrivée de ma fille a compliqué les choses.
En outre, j’ai eu un très grave accident de voiture en 1983, qui m’a traumatisée.
Conduire, donc, est un défi et il me fallait dépasser cette peur.
J’ai repris des cours avec un moniteur de Vincennes, qui a pensé, quand je lui ai expliqué ma situation, que je savais conduire. Dès la première minute de cours, il m’a dit « Bon, on va tout reprendre depuis le début. » J’ai repris 20 heures de conduite.
Cette photo montre une de mes premières conduites, sur l’autoroute, pendant 2 heures. On voit que je ne suis pas très détendue. Laurent a l’air heureux. Laurent a souvent un air heureux sur les photos.
Cet été 2024, j’ai conduit longtemps pour aller sur la Méditerranée. J’ai même fait des pointes à 160 pendant qu’Adèle et Laurent dormaient. Je me suis dit que 160, avec une Dacia, c’était une limite, qu’au-delà, ce serait dangereux. Je n’ai pas pu conduire au retour. J’ai cassé une des branches de mes lunettes la veille de rentrer à Montreuil.