Les affiches au mur étaient toujours les mêmes, elles avaient simplement jaunies et quelques chiures de mouches les tachaient. Je buvais le même vin qu’à l’époque, la première fois que j’étais venue ici. Un Bordeaux, cru bourgeois, un côte de Bourg, très bon. J’avais du mal à me concentrer sur mon interlocuteur. Un rendez-vous de boulot, où il aurait fallu que je me concentre beaucoup et que je prenne régulièrement des notes. L’enjeu était de taille. Or, ma pensée vagabondait dans mes souvenirs. Je me revoyais avec un autre homme, quelques années plus tôt, folle de lui et de son rire, frémissante sous les caresses de ses mains sur les miennes. L’odeur du café était également semblable, un bon café qui faisait voyager ailleurs. Tout semblait avoir vieilli, s’être abîmé, sans avoir été rénové depuis ma dernière visite.
Le sentiment qui me parcourait aujourd’hui n’était pas un sentiment de supériorité face à mon interlocuteur, même s’il était beaucoup plus jeune que moi. Je n’avais aucune intention de me faire guide de mes souvenirs et d’étaler sur la table le souvenir de cet homme d’avant, de cet instant de ce jour-là. C’était plutôt un sentiment de stagnation qui m’occupait, le sentiment de ne plus rien découvrir, d’aller toujours là où mes pas m’avaient déjà portée, à une époque où ce lieu était en vue, tandis qu’il était devenu un bar sans importance, même pas réinventé depuis tout ce temps. Je me sentais comme ce bar, poussiéreuse, jaunie, tachée et aucune eau de javel n’aurait pu raviver les couleurs ternes du carrelage ou la décrépitude de la peinture et aucune eau de javel n’aurait pu effacer mes souvenirs. Malgré moi, je cherchais, dans les paroles de mon interlocuteur, un écho, une résonance qui aurait pu me renvoyer à ce moment béni de ma jeunesse. Et pourtant, que ce soient les propos du jeune homme qui se tenait face à moi, sa manière de les dire, son physique dégingandé si éloigné du charme râblé de l’homme de mes souvenirs, rien, chez lui, ne me rappelait l’instant vécu, l’instant passé de ma jeunesse. J’avais beau sonder le regard de mon interlocuteur qui avait le même regard clair que cet autre homme d’il y a 20 ans, mais qui semblait d’une toute autre expression, beaucoup moins pétillante, d’un bleu dont la mer létale n’avait rencontré aucune marée, aucune tempête. Seules, les affiches, dont le texte m’échappait de ma place, mais dont indiscutablement, je me souvenais, comme d’une épiphanie accrocheuse et insistante, me ramenaient à mon passé. D’ailleurs, quand mon interlocuteur fut parti, après que l’affaire ait été conclue, je me suis levée de ma chaise cannée, sur laquelle gisait encore mon manteau et je me suis approchée puis penchée sur les affiches punaisées au mur pour découvrir ou redécouvrir leur contenu. C’était un article à propos d’un combat de boxe entre Foreman et Mohamed Ali, avec une photo en noir et blanc, avec pour gros titre « Vous n’êtes pas aussi bête que vous en avez l’air, j’ai vu votre femme ». J’ai souri puis suis allée récupérer mon manteau avachi sur le dossier de ma chaise, j’ai pris mon sac à main et j’ai quitté le bar, en emportant avec moi, dans mes souvenirs, la coupure de journal jaunie, la photo des deux boxeurs et la citation de Mohamed Ali.
Isabelle, c’est effectivement très beau. Ce texte m’a beaucoup plu. Ô jeunesse passée, Ô temps ravageur ! Que sont devenues nos belles années…
En effet, un texte d’invention inattendu que m’a donné le 16eme arrondissement.