Je me suis longtemps promenée dans la bibliothèque, passionnée par ses mystères, intéressée par les romans, la poésie quelquefois, les essais pas trop difficiles de temps en temps, les textes originels, les nouvelles bien sûr, les livres de cuisine aussi. J’ai négligé tout le registre technique, où, quand j’ai quand même dû m’y coller, ça ne s’est que rarement bien passé, je ne comprenais rien et je me sentais réduite à l’idiotie, quelquefois des ouvrages techniques, pragmatiques ont pu m’apporter des connaissances comme les livres de jardinage. Je me suis également, sur le tard, intéressée aux bandes dessinés, qui sont un peu méprisées des esthètes, parce qu’on n’y trouve pas d’images. Les carnets de voyage ont titillé ma curiosité aussi et puis les livres d’art : ceux sur la photographie, sur la peinture ou les arts plastiques en général, ceux que les peuples et les guides de voyages. J’en oublie certainement, mais disons que ce sont les galeries, les rayonnages principaux qui ont retenu mon attention. J’ai dû ouvrir quelquefois la Bible, mais je l’ai prise comme un livre d’épopées, de mythes, plus que comme un guide ou une vérité, même si je peux être parfois troublée par des lectures mystiques, mais j’aime bien ma liberté et je n’aime pas qu’on me dise ce que je dois penser.
Avec tous ces livres, j’ai eu des histoires passionnelles la plupart du temps. Ma plaçant souvent dans les latrines pour lire, moi qui suis si bibliothécaire dans l’âme. Me plaçant également dans mon lit, sur une méridienne, un fauteuil, couverte d’un plaid, dans le métro ou les trains en général. J’ai souvent aimé lire dans les trains et je dois dire qu’il n’en manque pas dans les galeries de la bibliothèque. Beaucoup de transports existent, qui sont invisibles à l’œil nu, que l’on découvre quand on devient expérimentés.
Une fois donc, alors que je ne m’y attendais pas, que je furetais sur la pointe des pieds, dans un rayonnage poussiéreux, peu fréquenté, voire pas du tout depuis des siècles, même le sol était couvert d’une épaisse couche de poussière, dans laquelle mes pas marquèrent des empreintes épaisses, j’ouvris un vieux livre à la couverture rouge et or, un vieux livre comme on en faisait plus depuis belles lurettes. Surtout depuis que la majeure partie des livres avaient été numérisée et qu’ils étaient maintenant stockés dans un immense ordinateur, qui concurrençait la bibliothèque, qui certes prenait moins de place que les galeries dans lesquels reposaient les incunables et tous les ouvrages de papier, de toutes les civilisations, de tous les siècles, mais qui ne garantissait pas la fiabilité à long terme. Le papier, on était sur de sa durée de vie et on connaissait ses modes de conservation. Le numérique, malgré ses avantages indéniables, demandait encore à faire ses preuves, même s’il faisait partie intégrante de nos vies d’aujourd’hui.
Donc, c’est dans un rayonnage à l’ancienne que j’ai découvert un étrange feuillet très mince, glissé entre deux feuilles d’épais papier presque buvard, des aventures de « Jacquou Le Croquant », que je n’avais encore jamais lu, donc, c’est dans ce livre que j’ai trouvé un feuillet simple et dactylographié, sur une machine à écrire à ruban underwood et son ronéotype et j’ai commencé à le lire :
« Récit véridique de ta mort
C’est une mort bête, comme bien des morts. Tu as quand même la chance d’avoir atteint cet âge canonique de 101 ans. Compte tenu de ta mauvaise hygiène de vie, de tes excès, surtout dans ta jeunesse, tu peux t’estimer heureuse d’être arrivée jusque-là. 101 ans, tout le monde ne peut pas se le permettre.
C’est arrivé bêtement, un beau matin d’avril. Tu marchais dans la rue, courbée sur ta canne. Tu ressemblais vraiment à une petite vieille rabougrie, tout asséchée. Tu allais rendre visite à ta fille. Elle habitait tout près. Tu étais encore très alerte pour ton âge et ça ne te faisait pas peur de traverser la route. Tu portais un béret. Le soleil donnait. Tu clignais des yeux. Tu avançais à pas menus.
Et puis, tout à coup, ton cœur a lâché et tu t’es écroulée au sol, devant l’indifférence générale des badauds. Ta canne à roulé dans le caniveau. C’était fait, tu étais morte. La douleur n’avait été qu’un instant, saisissant certes, mais fulgurant.
Voilà donc le récit véridique de ta mort. »
Je fus tentée d’empocher le feuillet ou même de le photographier. Je n’en fis rien. Je le reposais délicatement, sans le froisser, entre les deux pages de « Jacquou le Croquant », sans même regarder à quel moment du récit d’Eugène Le Roy, ce feuillet et sa copie avait été intercalés puis je le refermai et rangeai le beau livre à couverture rouge et or dans la bibliothèque. Je me dis que ce « récit véridique de ta mort » ne m’était pas destiné. Pourtant, les heures, les jours, les semaines qui suivirent, les mots du feuillet dactylographié me revinrent plusieurs fois en mémoire, obsédants, insistants puis je l’oubliai.