J’ai connu le pont des Arts tout empesé de cadenas installés par des amoureux. Puis les cadenas ont été enlevés. Choix politique, urbaniste ou réel danger pour la survie du pont ? Des plaques de plexiglas ont alors entouré les rambardes de fer forgé, créant une sorte de sas à hauteur de hanches, dans lequel le badaud pouvait s’engager. Je ne sais ce qu’il s’y trame aujourd’hui. Je n’y suis pas retournée depuis longtemps. Les amoureux du monde entier ont-ils trouvé d’autres moyens pour symboliser et exprimer leur amour au gré du pont des Arts. Ont-ils tagué, graphé, rayé, sculpté le plexiglas transparent jusqu’à rendre la vue aveugle ? Ou bien l’ont-ils laissé intact, comme si le pont était dans un coffret, avec d’un bout à l’autre le Collège de France et le Palais Royal. Avec toujours un groupe de jeunes affublés d’une guitare à bredouiller quelques standards, assis en tailleur sur les planches du pont, des cannettes de bière en guise de délimitation de leur territoire musical. Font-ils la manche ? Nul ne le saurait dire. Ils jouent surtout, ils grattent leurs cordes sur le pont des Arts. Un chien est avec eux parfois. On se demande s’ils ne seraient pas un peu SDF sur les bords. Mais leur jeune âge les protège des jugements hâtifs. Non, ce serait plutôt des zonards, des romantiques du pont des Arts. Je ne suis jamais rentrée au Collège de France. J’écoute, sur France Culture, de temps en temps, les cours du Collège de France, mais je suis rarement emballée, souvent ennuyée. J’irai un jour écouter un grand homme ou une grande femme, en tout cas éminent, donner son cours dans cette institution. C’est ouvert à tous, il me semble.
J’ai longtemps parcouru les jardins du Palais Royal et les hautes et basses cours du Louvre. Il fut une époque où j’habitais dans un endroit si petit dans Paris qu’il me fallait marcher des heures dès que je le pouvais pour me dégripper les genoux. J’allais ainsi de la République au Louvre puis franchissait le pont des Arts accrochée à mon chapeau Si par hasard, sur le pont des Arts, tu croises le vent, le vent maraud, prudent, prend garde à ton chapeau…. Et j’atteignais la Seine puis la rive gauche et tout Paris était à moi.
Un jour, j’ai participé à un pique-nique dans une allée, sans doute empreintée jadis par Louis XIV ou par une courtisane, et j’y ai vu des dizaines de rats énormes sortant et entrant des fourrées. Ça m’a glacé les sangs, je ne suis jamais retourné pique-niquer au Palais Royal.
Sous le pont Mirabeau coule la Seine et mon amour, faut-il qu’il m’en souvienne, la joie venait toujours après la peine. Je n’ai pas oublié ces vers qui s’applique à un autre pont, celui de Mirabeau, que j’ai connu venteux et traversé mille fois, encensé par un autre poète, Apollinaire. Avec sa cahute à la chaux au RER Javel à un bout et son avenue de Versailles de l’autre, séparant le 15ème du 16ème, où j’ai travaillé quelques années. Je traversais le pont, en pantalon à carreaux rouge, courbée, le vent de face, perchée sur des talons, dépliant à peine les genoux, évoluant d’une démarche peu gracieuse, les épaules en avant, un sac à main collé sous le bras, une cigarette dans une main qui se consumait toute seule.
Un jour que j’y étais avec Valérie, une collègue et amie, elle s’est mise à hurler au-dessus du pont, un cri strident, affreux, long, muet quelque part. Son cri, pas tout à fait avalé par le vent, semblait s’envoler dans les airs. C’était donc possible de hurler. On faisait ça de temps en temps, hurler au vent au-dessus du pont Mirabeau. C’était devenu un rituel. Sûrement certains nous regardaient d’un œil torve et dur. On s’en fichait. On criait en direction de la banlieue, des hauts-de-Seine, des tours de la Défense, je ne sais pas si elles existaient déjà d’ailleurs, en direction de l’eau, en direction du ciel, dans l’immensité de l’ouverture du pont. On criait quelque chose qu’on ne disait pas. Une plainte : les dettes, la banque, les impôts, les crédits chez Cetelem, la peur de l’avalement de la carte bancaire par le distributeur, les pâtes et les patates à l’eau. Les premières années de travail. Pour elle, ce n’était déjà plus les premières années, peut-être dix ans qu’elle vivait comme ça à crier sa douleur. Pour moi, c’était mon CDI chez Arte, à l’international la semaine, avec une certaine notoriété, en tout cas une belle image et la fierté et puis faire des ménages et du repassage pour les autres le week-end pour se payer à manger. Comme quoi, rien n’est jamais lisse. C’était les années 90. Est-ce que j’avais vraiment besoin de cet argent des ménages ou est-ce que deux catégories sociales s’affrontaient déjà en moi ? Je crois que j’avais vraiment besoin de cet argent que d’autres jetaient par-dessus le pont Mirabeau. Valérie, un jour j’écrirai un livre qui parlera de toi. J’ai ce projet depuis longtemps.
Pont Iéna. Un énorme pont. Toujours obligée de l’empreinter à la sortie du RER ou du métro pour gagner l’un ou l’autre, avec les quais de New-York, il me semble, en-dessous de la maison de la radio.
Un jour que j’étais dans une camionnette, en direction de Suresnes, mon compagnon conduisait, nous allions chercher des chaises que son employeur donnait à ses salariés, pour meubler notre salle à manger, des chaises en acier au dossier et à l’assise orange, je découvris tous ces ponts à l’Ouest de Paris, ou les redécouvrais, pont d’Asnières, pont de Levallois, plein de ponts peu connus, où j’aurais voulu pouvoir m’arrêter et les sillonner, mais ce n’était pas possible, on était pressés, on avait un but. Je regardais ces ponts et ma vie de jeunesse s’ouvrait sur un fond de piètre qualité, en couleur. Je me vis à 20 ans, qui marchait sur l’avenue de Clichy, dans le 17eme, sortant de chez mon ami Philippe, qui habitait rue Damrémont, à Lamark-Caulaincourt, avec qui je passais des soirées et je m’étais engagée, par erreur, dans l’avenue de Chichy, loupant le métro sur la place, dévalant cette avenue où je découvrais une population de plus en plus interlope et fourmillante, qui yeutait ma robe moulante orange à fleurs. J’avais alors été accostée par une femme plus vieille que moi. Elle me dit qu’elle était retenue prisonnière qu’il fallait que je l’aide et que je vienne avec elle. Je ne m’étais pas démontée, je lui avais dit « Viens, je t’hébergerai chez moi », « Impossible, ils retiennent mon enfant ». J’avais répétée ma proposition, qu’elle avait déclinée. Et à la première bouche de métro, je m’étais engouffrée sous terre, le coeur battant peu trop fort.
Pont de Sully, un pont que j’empreinte quasiment tous les lundis à vélo électrique. Ce jour-là, il est fermé à la circulation automobile. À son entrée, sur une grosse borne, quelqu’un à tagué « Fayole ». Je pense toujours à l’écrivaine « Marion Fayolle », quand j’y passe, à moins qu’il corresponde à une faille possible dans le parcours. Je tiens la route. À ma droite, Notre-Dame est en réfection, illuminée de lumière électrique. Ce premier lundi, en traversant ce pont, ma batterie s’est arrêtée d’un coup, impossible de la faire redémarrer. Il faut dire qu’il gelait.
Pont Neuf. Le plus vieux pont de Paris. Un gros pont sur lequel je suis restée presque une heure avec mon amie Nathalie. Elle venait de quitter son mari. Elle était un peu amoureuse d’un Alain, qui venait de perdre sa femme. Elle fut coach d’un de mes bilans de compétences, que nous firent durer très longtemps aux frais de la boîte de mon mec. On traînait toutes les deux dans Paris. Elle était plus vieille que moi. Elle collectionnait les aventures. J’aimais son franc-parler, son audace, ses stratégies. Ce jour-là, on était accrochée au pont neuf à parler de nos amants et je la prenais en photo.