J’étais dans ma cuisine comme tous les jours à préparer le dîner. Ma fille et mon mari n’étaient pas encore rentrés. J’épluchais les carottes, les pommes de terre, ciselais la verveine, la coriandre. Une plaquette de beurre salé attendait à côté du plat. Je m’apprêtais, faisais des allers-retours dans la salle à manger, dressais la table, tout ça dans le silence feutré de mes petits pas glissant sur le parquet, suivie par la chatte miaulant, qui réclamait sa pitance.
Une première fois, en entrant dans la cuisine, je découvris la porte du frigo ouverte ou plutôt entrebâillée. Sans doute l’avais-je mal refermée. Je ne me posais pas plus de question et d’un geste preste de la main, je refermais la porte et continuais mes allers et venues.
Une nouvelle fois, je découvris la porte, ce coup-ci, non plus entrebâillée mais carrément béante. Je m’approchais en secouant la tête. Je me dis que les caoutchoucs de la porte devaient laisser à désirer et je m’enquis de leur état. Ils étaient parfaitement collés, leur élasticité semblait ne faire aucun doute, aucune porosité n’aurait pu expliquer une fuite qui entraînerait un manque d’adhérence. Non, rien ne permettait d’imaginer une quelconque défaillance de la fermeture de la porte du frigo. Je la refermais, précautionneusement et repartis à mes activités.
Mais, encore une fois, à peine avais-je tourné le dos, que la porte se rouvrit dans un sifflement aigu.
Une ombre s’épandait par l’ouverture. Une ombre bizarrement plate, mais incontestablement semblable à celle d’un corps humain recroquevillé, avec un nez crochu et des oreilles longues, pointues et comme des mains agrippées à quelque chose tenue devant le menton. Mon imagination devait me jouer des tours ! Je refermais, ce coup-ci, violemment, la porte en question, un peu ébranlée par cette vision. Je restais bien une minute à fixer la porte, qui ne bougea pas d’un iota, mais par contre, une sorte de chuintement sourd semblait y sourdre. Ma respiration se fut plus nerveuse et je sentis ma glotte se serrer, je déglutis. Mes yeux s’étaient certainement arrondis malgré moi.
Je m’éloignais, en pas chassés lents de la cuisine et de la vision du frigo, un torchon à la main, prête à battre le démon sorti du frigo. Je n’avais pas fait deux mètres que la porte, sous ma stupéfaction, se rouvrit soudain, comme poussée par une main à l’intérieur. La même ombre d’un corps recroquevillé reparut me glaçant sur place. Mes mains se mirent légèrement à trembler. Je ne savais que faire. Comment agir ? Pas téméraire pour un sou, j’étais toute persuadée qu’un monstre habitait mon frigo, je rebroussais chemin et saisis mon téléphone portable. J’appelais illico mon mari et d’une voix fluette qui tantôt montait dans les aigus, tantôt se faisait sourde, me faisant passer pour une déséquilibrée mentale, je lui racontais ce qui se tramait dans la cuisine. Il ne me prit pas au sérieux. Il rigola même de ma frayeur, il me raisonna le plus qu’il put, mais je ne l’entendis pas de cette oreille et je m’énervai contre lui et raccrochai, pas du tout soulagée, sans savoir ce que j’allais faire.
J’appelais alors mon chat, m’accroupissant, qui ne semblait nullement inquiété de la situation, qui continuait ses allers et venus en miaulant, se demandant pour quelle raison d’humaine, je ne lui servais pas à manger. La chatte faisait des circonvolutions dans la cuisine, de belles arabesques, des huit couchés.
Je me rapprochais du frigo et des deux mains, comme une forcenée, je refermais la porte. Je restais dans cette posture un moment, les deux bras tendus, les mains à plat sur le métal de la porte du frigo, la tête oscillant de tout côté comme à la recherche d’un échappatoire, n’en trouvant malheureusement pas. Mon oreille s’aiguisait à l’écoute de l’intérieur du frigo. C’était comme si elles avaient pu pénétrer l’habitacle et découvrir l’étranger qui s’y était caché. Pourtant, plus aucun chuintement, plus aucun bruit ne sortait du frigo. Je relâchais la pression et décollais peu à peu mes mains de la porte. Je fis un pas en arrière, mais rebelote, la porte se rouvrit et ce coup-ci, au bord de l’apoplexie, j’ouvris en grand la porte et découvris un nain chinois, aux dents acérés, qui me sauta au cou et sanguinaire, me laissa exsangue sur le carrelage de la cuisine. Je n’avais ni eu le temps de crier ni de me débattre, tout avait été très vite. J’avais juste été interloquée un centième de seconde, me demandant ce que cet être étrange faisait dans mon frigo.
Quand mon mari rentra tout guilleret en sifflotant, c’est un corps sans vie qu’il trouva dans la cuisine, le mien. Le frigo était déserté du nain chinois et de tout aliment. C’était le blanc livide d’une salle d’hôpital qui régnait dans les rayonnages du frigo. Il s’accroupit, me redressa par les épaules, découvrit les marques de crocs dans mon cou, glissant l’indexe dessus sans comprendre et se mit à pleurer sur ma dépouille. C’était maintenant tout ce qu’il pouvait faire.